
Affublé de la mention « bêta », Docs fait partie d'une collection plus large d'instruments bureautiques collaboratifs encore en développement baptisés « La Suite numérique ». En développant ses propres outils, l'État français s'efforce de regagner la maîtrise de ses données et de ses infrastructures numériques. Un enjeu essentiel à une époque où les problématiques de cybersécurité et d'autonomie technologique sont plus pertinentes que jamais.
La crise sanitaire a mis en évidence la caractère essentiel des outils numériques pour la résilience de la société. Les organisations publiques comme privées ont accéléré fortement leur numérisation pour maintenir leur activité et proposer de nouveaux services. La plupart de ces services existent aujourd’hui grâce aux technologies de cloud computing qui permettent d’héberger et de traiter les données des entreprises, des administrations et des citoyens.
Le cloud représente trois enjeux majeurs pour la France : la transformation des entreprises et des administrations, la souveraineté numérique et la compétitivité économique.
Compte tenu de ce triple enjeu (transformation, compétitivité et souveraineté), le Gouvernement a décidé la mise en œuvre d’une stratégie nationale portant sur les technologies cloud, en cohérence avec les initiatives européennes en la matière
Nadi Bou Hanna, qui était alors Directeur interministériel du numérique (DINUM) de 2018 à 2022, sous le mandat des Premiers Ministres Édouard Philippe et Jean Castex, a estimé en 2021 qu'Office 365 (comprendre Microsoft 365) n'est pas conforme à la directive « Cloud au centre ».
Ajouté à cela, récemment, l'administration Trump a entrepris de remodeler radicalement les relations entre les États-Unis et l'Europe. En réponse, Bruxelles s'efforce de s'adapter à cette nouvelle réalité, en cherchant de nouvelles alliances avec des puissances étrangères et en explorant des solutions technologiques alternatives. Rien ne semble échapper à ce changement, pas même les outils en ligne traditionnels de collaboration et d'édition de documents.
Avec Docs, la France et l'Allemagne souhaitent se libérer des logiciels américains
Bien que sa présentation officielle évite tout message politique explicite, le projet peut certainement être considéré comme une déclaration politique de la part de deux des plus grandes puissances européennes.
Docs est une initiative conjointe de la Direction interministérielle du numérique (France) et du Centre pour la souveraineté numérique de l'administration publique (Allemagne). Les deux organisations se sont engagées à financer des projets de souveraineté numérique et ont développé Docs comme un outil de collaboration pour les agences et les entreprises européennes.
Cette initiative vise principalement à offrir une solution qui assure la protection des données des utilisateurs, en empêchant leur conservation sur des serveurs hors du pays. En optant pour une stratégie open source, le gouvernement favorise la transparence et la coopération au sein de la communauté technologique française.
Cette alternative française se distingue par plusieurs fonctionnalités clés :
- Collaboration en temps réel : Les utilisateurs ont la possibilité de co-travailler sur un même document, favorisant ainsi la collaboration entre collègues et l'efficacité du travail.
- Compatibilité étendue : Le logiciel de traitement de texte est compatible avec plusieurs types de fichiers, garantissant une migration en douceur depuis d'autres plateformes.
- Interface intuitive : L'interface, qui a été conçue pour être intuitive, facilite une adaptation rapide, même pour les utilisateurs débutants.
De plus, cette option est accueillie sur des serveurs basés en France, ce qui améliore la sécurité des données et l'adhésion aux lois nationales.
En tant que projet open-source, Docs est facilement accessible sur GitHub, ce qui permet à chacun de télécharger et de tester son code. L'outil peut être déployé sur des serveurs cloud ou utilisé hors ligne. De plus, il est construit à partir de Django Rest, Next.js, BlockNotes.js et d'autres frameworks open-source, une décision qui garantit non seulement la durabilité de la solution, mais qui offre également la possibilité d'accueillir des contributions externes potentielles.
Actuellement en version bêta, Docs. Il est possible d'y accéder via le service d'identité français ProConnect (l’équivalent professionnel de FranceConnect pour les pro), mais pas uniquement ; ce moyen est mis en œuvre pour faciliter l'inscription. Un environnement de test est disponible pour les utilisateurs afin d'explorer ses fonctionnalités en utilisant les identifiants de connexion fournis par les développeurs sur GitHub.
Docs vise à offrir une expérience d'écriture intuitive et sans compromis, selon ses développeurs, avec une interface minimaliste où le contenu prime sur la mise en page. La plateforme comprend toutes les fonctions de collaboration essentielles, telles que l'édition en temps réel, les raccourcis clavier, le mode hors ligne et l'importation de médias. Elle offre également des contrôles d'accès granulaires, permettant aux utilisateurs de partager en toute sécurité des informations spécifiques avec les bonnes personnes.
Mais Docs fait partie d'un écosystème plus vaste :
- Docs : l’alternative à Google Docs, pour la création et l'édition de documents en collaboration.
- Visio : l’équivalent de Meet ou Zoom, dédié aux vidéoconférences.
- Messagerie : l’alternative à Gmail pour le courrier électronique en ligne.
- Tchap : la solution de remplacement à Slack ou Teams pour la communication instantanée sécurisée.
- Grist : le nouvel arrivant pour la gestion de bases de données, à la manière d'Airtable.
- France Transfert : pour le partage sécurisé de fichiers de grande taille, évitant ainsi l'utilisation de WeTransfer.
Les documents et les projets peuvent être exportés dans trois formats différents avec des modèles personnalisables : PDF, Word et OpenDoc. L'outil comprend également une fonction wiki intégrée pour aider les équipes à organiser les connaissances et la terminologie de la collaboration. Les sous-pages, la fonction de recherche avancée et la possibilité d'épingler des documents importants font partie des fonctionnalités en cours de développement.
La Suite numérique ne se limite pas à reproduire les modèles des grands acteurs du secteur. Elle fait preuve d'innovation, notamment en intégrant des fonctionnalités d'intelligence artificielle dans Docs. L'intelligence artificielle est utilisée pour améliorer la productivité des fonctionnaires. Au cours des prochaines semaines, on s'attend à l'émergence de nouvelles fonctionnalités telles que la prise en charge multi-pages et les commentaires.
Docs est publié sous la licence permissive MIT, autorisant à la fois l'utilisation commerciale et privée. Bien que le projet soit principalement une initiative du secteur public menée par les organisations gouvernementales DINUM (France) et ZenDiS (Allemagne), les entités privées sont encouragées à utiliser, à contribuer ou même à commercialiser le code source ouvert disponible sur GitHub.
Quelques obstacles potentiels
En dépit de ses aspirations, la Suite numérique devra surmonter divers obstacles pour s'établir avec succès. Le défi initial consistera à persuader les fonctionnaires d'adopter ces nouveaux instruments. Certains pourraient être résistants à la transition, habitués qu'ils sont à des solutions telles que Microsoft 365 ou Google Workspace. Le défi suivant sera d'ordre technique. La Dinum devra offrir une disponibilité et une performance qui répondent aux attentes, tout en assurant un niveau de sécurité exemplaire. Il n'est absolument pas question de mettre en péril les informations sensibles de l'État. Enfin, il sera nécessaire d'assurer la compatibilité avec les outils déjà en place.
Docs est un outil d'écriture collaborative basé sur le web, qui permet à plusieurs personnes de visualiser et de modifier la même page simultanément. Apple Pages et Microsoft Word disposent de capacités d'édition simultanée, mais les nouvelles modifications peuvent parfois prendre plusieurs secondes avant de s'afficher pour tous les éditeurs, ce qui n'est pas idéal pour une collaboration en temps réel. La version de base de LibreOffice ne prend pas du tout en charge l'édition de documents en ligne, mais la suite Collabora Online, basée sur LibreOffice, le permet.
Une réponse légitime au monopole américain
Le projet "Docs" n’est pas anodin. Depuis des années, les institutions européennes alertent sur la dépendance excessive envers les solutions cloud américaines telles que Google Workspace, Microsoft 365 ou encore Dropbox. Outre la question économique, la problématique est avant tout politique et sécuritaire. Les données européennes, y compris les plus sensibles, transitent et sont stockées sous juridiction étrangère, soumises au Cloud Act américain.
L’initiative franco-allemande entend donc reprendre le contrôle, en offrant un outil développé localement, hébergé sur des infrastructures souveraines et conforme au RGPD. Ce positionnement est cohérent avec les ambitions du projet GAIA-X et du développement de l’écosystème open-source européen. Sur le plan symbolique, "Docs" incarne cette volonté de briser l’hégémonie technologique transatlantique.
Une prouesse technique encore à démontrer
Cependant, la simple volonté politique ne suffit pas. Si l’intention est louable, la réussite de "Docs" passera par son adoption massive et la qualité de son expérience utilisateur. Or, dans ce domaine, les acteurs américains disposent d’une avance colossale. Google Docs a séduit non seulement par sa gratuité, mais surtout par sa robustesse, sa fluidité en temps réel et l’intégration transparente avec un écosystème d’outils puissants.
Le défi pour "Docs" sera donc double : atteindre un niveau technique comparable et proposer un écosystème cohérent, capable de rivaliser en termes d’interopérabilité, de collaboration intuitive et de mobilité. Les utilisateurs, qu’ils soient particuliers,...
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